l'art à l'état vif

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un entretien avec richard shusterman

le mercredi 28 août 1996, par davduf

article modifié le 15 mars 2003

Professeur de philosophie à la Temple University de Philadelphie et à la New School de recherches sociales de New York, Richard Shusterman concentre ses recherches sur l'esthétique et la culture populaires. Ici, il parle de son livre, « l'Art à l'Etat vif ». Un livre sur le rap.

Art Il a la trentaine américaine. Difficile à cerner, sans signe distinctif. Chemise à carreaux, cheveux au vent, sourire quasi-permanent, Richard Shusterman traîne bien ses guêtres sur un campus. Mais pas en étudiant. Professeur de philosophie à la Temple University de Philadelphie et à la New School de recherches sociales de New York, Richard Shusterman concentre ses recherches sur l'esthétique et la culture populaires. Auteur en 1992 de « L'art à l'état vif » aux Editions de Minuit, il travaille pour la légitimation de ladite sous-culture et du rap en particulier. Adepte de la pensée pragmatique de John Dewey, Richard Shusterman retourne les critiques formulées à l'encontre de la « ghetto music » en mettant en rapport un poème de T.S. Eliot et un rap du groupe Stetsasonic, unissant ainsi l'avant-garde et la culture populaire. Instigateur au printemps dernier d'un débat sur le rap au Collège International de Philosophie (Paris) et de plusieurs congrès aux Etats-Unis, Richard Shusterman collabore à présent à plusieurs publications des deux côtés de l'Atlantique.

Votre livre « L'Art à l'état vif » tentait un « rapprochement de l'art populaire (prétendument vulgaire) et de l'art véritable (soi-disant noble) ». N'est-ce pas une façon d'admettre cette hiérarchisation de l'art ?

Le concept d'art populaire a été créé par les nobles pour se distinguer des gens ordinaires. Même si on veut nier les différences entre ces deux arts, en affirmant que l'art populaire peut arriver au niveau de l'art noble, il faut reconnaître leurs particularités respectives. Pour démonter les attaques contre l'art populaire, souvent lancées par les philosophes, il faut répondre dans leur langage. Si j'ai atteint un lectorat plus large, la cible immédiate de mon travail restait les philosophes et les étudiants notamment ceux qui, parce que les arts populaires ne sont pas légitimés, pourraient se sentir obligés d'abandonner leur esthétique au profits des arts nobles.

Ceci étant, tous les arts ne se valent pas. Tous n'ont pas le même objet...

Il y a dans chaque art des oeuvres plus ou moins raffinées. C'est très difficile de définir l'art populaire, au-delà du folklore et de la rusticité. Le cinéma peut être populaire comme il peut être expérimental et d'avant-garde. Le jazz peut être très pensé. C'est la même chose avec le rap : il y a le commercial et le raffiné. Il faut démonter cette dichotomie entre art populaire et art savant pour une recherche plus détaillée et une expression plus libre des pratiques artistiques différentes.

Les rappers ressentent-ils le besoin d'être considérés comme des artistes « nobles » ?

Ils veulent être reconnus en tant qu'artistes. Ils s'identifient comme tels, poètes voire philosophes. KRS One se dit métaphysicien. Si l'on reprend le sens ancien de l'art, ce n'est qu'une technique, un savoir-faire, une compétence, comme les arts martiaux. Ce n'est qu'à partir du XVIIIème siècle que l'art s'est séparé de la vie : il s'est défini comme un désintéressement, un domaine à part. Le rap remet en question cette idée moderne, limitée, de l'art. Il fait partie de la politique, de la formation, de l'éducation. KRS One se présente et comme poète et comme enseignant.

Les rappers ne se posent-ils pas ainsi parce que le reste de la société fait défaut ?

C'est une des raisons. Mais ils reviennent avant tout à une notion plus impliquée et plus sociale de l'art.

Selon vous, l'art populaire est d'autant dévalorisé qu'il appartient aux mass-medias...

C'est essentiel. Dans les arguments philosophiques et sociologiques contre la possibilité même de l'existence d'un art populaire intéressant, notamment pour l'école de Francfort (Adorno), on identifie l'art populaire à une masse homogène. L'art populaire ne pourrait donc receler une spécificité et un raffinement, puisque s'adressant à une masse. Pourtant il ne s'agit jamais d'un public unique mais de plusieurs groupes spécifiques et nombreux, attirés pour des raisons différentes. Il y a confusion entre les mass-media et le concept de multitude...

La dimension commerciale du rap est très puissante. Elle est souvent évoquée par ceux qui lui refusent sa légitimité...

Il y a une indéniable commercialisation du rap. Mais le reconnaître est une raison pour la combattre, pas un aveu d'impuissance. Il faut lutter contre la commercialisation quand elle corrompt l'oeuvre ou le produit. Mais dans l'art dit noble, la commercialisation est autant présente à travers les galeries, la spéculation, les livres d'art... Sans commerce, rien ne survit. Le mythe de l'art élevé au-dessus du commerce n'est même plus entretenu par les artistes contemporains. L'auto-promotion constitue la moitié de leur travail.

Vous insistez dans votre livre sur le rôle de la critique. Aujourd'hui les maisons de disques annulent la critique soit en l'achetant soit en diffusant des vidéo clips qui sont la négation du commentaire...

MTV a les moyens de faire la plus féroce des critiques en refusant de programmer une oeuvre ! Je ne tiens pas à défendre les mass-medias mais je crois en leur potentiel. Là encore, le même phénomène existe dans le « grand » art. On y trouve des critiques amis d'artistes, de galeristes ou d'éditeurs. Mais dans l'art légitimé, on met de côté ces problèmes - que chacun connaît - tout en demandant une pureté plus grande aux arts populaires. C'est pourquoi il faut se battre pour une critique plus sérieuse, et donc une légitimation, pour qu'une alternative à la commercialisation puisse se profiler.

Vous tenez une rubrique philosophique et politique dans un journal rap (J.O.R.). Quels enseignements tirez-vous du travail de journaliste ?

C'est un petit défi à moi-même. Journaliste, il faut trancher les choses d'une manière très forte, les cerner d'une façon directe et concentrée. On ne peut pas se cacher derrière un langage technique et érudit comme en philosophie.

« « Votre livre a été édité dans la collection Le Sens Commun que dirige Pierre Bourdieu. Quels sont vos rapports ?

Pierre Bourdieu s'intéressait à mon oeuvre philosophique, notamment sur Wigginstein et la philosophie du langage, un peu sur l'esthétique et vraiment pas sur l'art populaire. Nous avons eu une correspondance à travers nos recherches respectives. Par la suite, j'ai fait une intervention lors d'un colloque à Berlin où il m'avait invité. Mon propos portait sur l'esthétique populaire et j'ai critiqué son travail. Il y a eu un malentendu entre nous pendant une année. Mais après qu'il ait lu mon livre, il a compris que je ne l'avais pas attaqué personnellement mais que mon argumentation portait sur une compréhension plus générale et il s'est ravisé. Nous avons toujours des différences théoriques. C'est lui qui m'a incité à reconnaître le pouvoir des faits sociaux, même s'ils n'ont pas une base légitime. Et lui semble prêt à aller dans ma direction pour reconnaître la valeur de l'art populaire même s'il n'a pas gagné de légitimation sociale.

Parler d'art populaire à propos du rap, n'est-ce pas exagérer sa portée ? On pourrait cyniquement dire qu'il n'intéresse que ses fans, les publicistes et les intellectuels...

Il y a du vrai dans ces divisions mais le rap est quand même allé plus loin. Il touche à présent des gens ordinaires, des parents... Aux Etats-Unis, le rap a infiltré toutes les couches sociales, y compris la bourgeoisie blanche. Il était un sujet de la dernière campagne présidentielle...

Les intellectuels et le rap : la confrontation peut déboucher sur quelques distorsions...

Le danger serait d'abandonner la part de joie de vivre et de décontraction du rap, son état vif. Ce danger n'est pas propre aux intellectuels, il relève de chaque recherche sérieuse. Ce n'est pas forcément un sociologue ou un anthropologue, mais un B-Boy tellement pointu, qui peut faire du rap un genre conservateur. Si l'on garde l'expérience vécue de la culture - en dansant par exemple - ce risque disparaît. Le danger n'est pas l'abord intellectuel mais que celui-ci prenne l'exclusivité et la primauté. On est toujours pris dans une dichotomie : culture populaire/savante, expérience/critique.

Comment jugez-vous l'évolution du rap ?

Il y a beaucoup plus de camelote dans le rap d'aujourd'hui. Vers 88, on attendait fébrilement chaque cassette. Tout était nouveau, ça allait vite. Il y avait déjà des merdes mais pas autant qu'actuellement. C'était une explosion si forte qu'aujourd'hui on traverse une période de déception. Mais je n'ai aucune crise de foie (rires). Je ne vois pas de groupes nouveaux aussi forts que Public Enemy, Ice-T ou KRS One. Mais le bilan est positif. Le fait même que le rap tienne le coup depuis Sugarhill Gang (1979) est une réjouissance.

Public Enemy, Ice-T ou KRS One ont-ils réellement le poids politique qu'ils prétendent avoir ?

Ils ont été très importants sur le problème de la liberté d'expression. Le rap a montré les limites du premier amendement de la constitution américaine et en a fait un sujet politique. Les rappers ont aussi posé la question de la fierté et de l'identité de la communauté noire. C'est un travail politique qui ne se traduit pas d'une manière directe dans l'élection de tel ou tel représentant mais il n'en reste pas moins considérable.

En étant pessimiste, on pourrait dire que les rappers sont allés si loin qu'ils ont finalement renforcé la censure et donné des arguments aux racistes ?

Les rappers ont réussi à prouver que la censure ne s'abattait pas également sur la musique blanche que sur la musique noire. C'est une véritable victoire. Sur la question raciale, le fait que le public blanc soit touché par le rap noir pose de sacrés problèmes aux racistes. Arrested Development synthétise cette rencontre entre les valeurs bourgeoises et celles du ghetto. Il y a eu la tournée commune de Public Enemy (rap) avec Anthrax (rock), quelques rappers blancs comme Pete Nice ou MC Serch reconnus par les Noirs. Etre présent dans la vision culturelle américaine est une opposition au racisme. C'est pourquoi je défends la musique du ghetto mais je lutte contre sa ghettoïsation : penser que le rap doit rester dans le ghetto, c'est aller contre son idée d'égalité, de solidarité et d'humanisme. Si l'on veut que la culture hip hop arrive au monde, il faut laisser le monde faire son travail avec le hip hop. Il y a un danger dans la pensée puriste. Le rap est à la croisée des racines africaines et de la technologie new-yorkaise. Le rap est métissage. Les groupes français l'ont bien compris.

Comment expliquez-vous que parfois les défenseurs européens de la culture américaine puissent parallèlement être hostiles à l'Amérique ?

La culture européenne a longtemps été opprimée par la culture officielle savante qui était la continuation de l'aristocratie et de l'église. Les Etats-Unis n'ont jamais eu d'aristocratie ni d'église centrale. Nos arts populaires relèvent de la vie et du présent. Pour les Européens, il est l'esprit de la liberté et de la jeunesse d'une culture tournée vers l'avenir, émancipatrice. L'esprit démocratique américain passe par cette culture bien plus que dans sa politique des affaires étrangères.

cet entretien a été publié à l'origine par le quotidien Le Jour le 12 octobre 1993.

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